Thór et Litli
Bien
avant que Litli ne devienne un livre, alors qu'elle séjournait en
Islande, Severine a rencontré Thór Vilhjámsson à deux reprises, à deux
ans d'intervalle. T. Vilhjámsson est un écrivain islandais qui a vécu à
Paris et traduit dans sa langue certains des livres de Marguerite
Yourcenar, d'Umberto Eco ou, bien plus périlleux encore tant leur
langue est chargée de trouvailles, ceux de Raymond Roussel et de Victor
Segalen. Comme souvent les voyageurs, Severine inscrit dans ses carnets
la teneur de ses conversations et c'est un stratagème précieux pour qui
veut déjouer l'oubli, sauver un peu des mots qu'on prononce et ceux
qu'on entend. En juillet 2007, alors qu'elle était venue travailler la
maquette de Litli à Vaillac, pendant ces longues journées d'été où nous
cherchions avec Catherine le bon chemin entre phrases et photos, un peu
inquiets à l'idée de se perdre dans le dédale des images, Severine m'a
raconté les remarques de Thór Vilhjámsson sur son projet de livre. Il
venait d'en découvrir les premières photographies déjà reliées comme un
livre et il avait eu, lui aussi, ce sentiment que j'éprouverais
quelques semaines plus tard en découvrant les mêmes images : il y avait
dans l'ébauche de ce livre un présent, quelque chose qui s'offre comme
un cadeau au regard et dans son enthousiasme, T. Vilhjámsson avait
imaginé le pire : les éditeurs ne cherchent plus que des produits
rentables et ce projet de livre est trop différent, trop inclassable
pour trouver sa place dans le marché du livre.
Thór Vilhjámsson est un écrivain de la démesure. Régis Boyer, l'un de ses traducteurs en français, écrit qu'il est bien dommage que sa langue soit si difficile, si rebelle aussi à la traduction en raison de sa passion néologique et de ses jongleries syntaxiques. Dans l'un des romans qu'il a traduit pour Actes Sud en 1991, La mousse grise brûle, Thór Vilhjámsson écrit en parlant de l'Islande : « A l’instant même, il se trouva dans une autre réalité, dans un autre pays où rien ne ressemblait à celui-ci, où les forces primitives étaient aux prises. Le temps y était si vaste que sa vitesse s’abolissait. Avec des gens qui n’avaient rien à voir en face de ceux d’ici, des gens qui tiraient leur croissance et leur force de la peine que chacun avait à atteindre l’autre, chemin aride de l’un vers l’autre, long chemin. Silence. » C'est bien ce pays que Litli est allé arpenter, comme si d'instinct Severine devinait que ces terres inhabitées convenaient seules à son récit de la soliquiétude. Je crois que la rencontre entre l'auteur de ces lignes et les premières images de Litli a donné la certitude à Severine qu'elle devait aller au bout du livre imaginé. Ce n'est pas rien. Alors merci au vieil écrivain qui a su voir, le premier, la force d'un livre encore à naître.
T.